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Dessin de Marianne Clouzot pour Le Sang d’Atys, DR 

 

Michel Suffran nous a quitté le 5 juillet 2018, à l’âge de 86 ans. Médecin bordelais, il est  connu comme romancier, dramaturge et essayiste. Il a été un ami de François Mauriac, après ce jour de l’automne 1966 où il est venu à Malagar présenter à l’académicien son livre Sur une génération perdue, accompagné de Raymond Mirande, l’émailleur. Il est depuis les années 80 de toutes les aventures mauriaciennes. Membre fondateur du Centre François Mauriac de Malagar, il est aussi membre de la Société Internationale des Études Mauriaciennes (SIEM), et venait de proposer d’intervenir lors du prochain Colloque international Mauriac, dont le thème est « L’amitié dans l’oeuvre et la vie de François Mauriac », sur « François Mauriac et ses amis disparus ».

 

Dès mon arrivée à Malagar, en 2004, Michel Suffran m’a très régulièrement téléphoné pour me faire part de ses indignations et me proposer mille projets. J’étais souvent décontenancé, mais son insistance était convaincante, et toujours guidée par le souci de faire rayonner la pensée et l’oeuvre de Mauriac (ou de sauver des éléments du patrimoine bordelais, mais c’est une autre histoire).

Qu’il me soit permis de relater ici quelques-unes de nos « aventures » communes, en guise de témoignage d’amitié, avec mes pensées les plus chaleureuses pour son épouse Colette et son fils Yves.

 

Le rendez-vous de Johanet

Dès 2004 donc, Michel Suffran me propose de monter une évocation théâtrale au Chalet Mauriac de Saint-Symphorien, que le Conseil régional d’Aquitaine venait de racheter. Il s’agissait pour lui de faire dialoguer le jeune François Mauriac avec Mauriac adulte, devant le personnage emblématique de la mère de l’écrivain, dans la propriété qu’elle avait fait construire dans les Landes girondines.

C’est ainsi que, sous le soleil de plomb de ce dimanche de juillet, 150 personnes serrées sur un gradin monté devant le perron du Chalet ont suivi passionnément les trois acteurs, Éric Sanson (Mauriac adulte), son fils Jérôme (Mauriac jeune) et Nina Potay (Claire Mauriac), dans une mise en espace de Sylvie Vignevieille.

 

Sur une génération perdue

L’année suivante, Stéphane Taurand publie aux éditions Le Festin une nouvelle édition de Sur une génération perdue, tout premier livre publié en 1966 par Michel Suffran, avec une préface de François Mauriac. Le 7 juillet, Michel Suffran, Stéphane Taurand et leur éditeur Xavier Rozan s’entretiennent à Malagar avec Bernard Cocula, alors président du Centre François Mauriac, devant un public toujours nombreux de fidèles,  autour des écrivains de Bordeaux et de Gironde du début du XXe siècle, dont beaucoup ont été fauchés dans la fleur de l’âge par la Première Guerre Mondiale, ou en ont été profondément marqués.

Laissons la parole à François Mauriac : « Nous ne saurons jamais ce qu’eût été l’épanouissement du génie poétique dans un Jean de la Ville, dans un André Lafon. Jacques Rivière a eu un peu plus de temps pour nous donner une idée de ce qu’il fût devenu : un des maîtres de cette génération, le plus lucide, le plus intelligent au sens absolu. Jean Balde était restée plus fidèle que nous à Bordeaux et il est juste que Bordeaux aujourd’hui se souvienne de cet écrivain qui fut une grande âme. Je voudrais m’arrêter sur chacun de ces morts qui ne le sont pas pour moi. André Lafon m’aura accompagné durant un demi-siècle, plus vivant, plus présent au-dedans de moi que s’il ne reposait dans le cimetière de Blaye…»
(François Mauriac – Lettre à Michel Suffran, 1968.)

Le Sang d’Atys

Michel Suffran a toujours ardemment défendu la poésie, y compris dans l’œuvre de Mauriac. Il regrettait vivement qu’on ne puisse pas trouver en librairie Le Sang d’Atys, par exemple, si ce n’est dans les œuvres complètes. Il m’en a parlé régulièrement (et Dieu sait qu’il n’abandonnait pas la partie facilement…), jusqu’à ce que nous puissions mettre au point le projet, racheter les droits à Grasset, pour éditer finalement ce long poème allégorique chez Elitys, en 2009, avec des illustrations de Marianne Clouzot. On peut trouver ce petit volume à Malagar.

La Terrasse de Malenciel

C’est à nouveau en juillet, le samedi 3 juillet 2010 à 21h30 que Michel Suffran réunit trois illustres personnalités intellectuelles : Montaigne campé en sceptique proclamé, Montesquieu en humaniste éclairé, et Mauriac en mystique ardent et déchiré. Il nous propose de rompre avec la vision classique de ces trois écrivains en les invitant à converser sur La Terrasse de Malenciel.

Suspendus au-dessus de leur terre natale, indécis entre le monde des vivants et celui qu’ils n’osent pas encore nommer, leurs échanges s’enflamment à l’évocation de Dieu et de l’au-delà. En proie aux doutes ou emportés par leurs espérances et leurs convictions, les « Trois M» s’interrogent sur l’existence, l’amour, la mort, le deuil, en s’appuyant sur la pensée de leurs contemporains, et entraînant avec eux le public. À une conversation riche et subtile succèdent des joutes oratoires enflammées.

Assis devant le pigeonnier face à un plateau construit sur 3 niveaux, un par personnage, avec la vallée de la Garonne en fond de scène, le public de Malagar se laisse emporter par ce dialogue intemporel, spectacle produit par la Compagnie du Si, dans une mise en scène d’Alain Chaniot.

Voici quelques mots que Michel Suffran nous avait donné pour le programme de la soirée : Mais réapprendre à vivre, voilà qui se révèle autrement émoustillant. À vivre, c’est-à- dire à croire, à douter, à espérer, à aimer, à étreindre. À sentir son cœur battre, sa chair palpiter, son esprit frémir. Toutes choses dont les présumés morts pourraient bien nous administrer un salubre rappel, à nous qui, trop souvent, méconnaissons le privilège inouï d’être encore vivants…

Gabriel Okoundji

Mais revenons à la poésie. Michel Suffran me parle de Gabriel Okoundji, poète congolais vivant à Bordeaux. Je découvre qu’il s’agit d’une figure majeure de la nouvelle génération des poètes africains, auteur de plusieurs ouvrages dont : Au matin de la parole, Vent fou me frappe, ou L’Âme blessée d’un éléphant noir. J’en parle à Patrick Lavaud, qui venait de faire évoluer la formule des Nuits atypiques, et nous montons ensemble Lectures anniversaires par Gabriel Okoundji, dans le cadre des 30 ans du Centre François Mauriac.

Sous le grand tilleul de Malagar, dans la cour intérieure, le dimanche 10 juillet 2016 à 16h, seul sur le plateau monté devant la façade de la Maison, Gabriel Mwéné Okoundji dit ses textes devant 140 personnes, une fréquentation exceptionnelle pour des lectures poétiques plus habituées à des audiences confidentielles. Beaucoup d’attention et d’émotion partagées ; et je garde présent à l’esprit le sourire et le bonheur de Michel Suffran , venu me remercier avec Colette à la fin du spectacle.

 

Jean-Claude Ragot